PIERRE SAVATIER        
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Note de présentation
Jeux d'ombre dans l'inframince
Michel Frizot
 
 

"Jeux d’ombre dans l’inframince"
Michel Frizot

Comprendre la pratique photographique de Pierre Savatier nécessite une « mise au point » : celui-ci ne met en jeu aucun appareil, aucune chambre photographique, lesquels, pourtant, paraissent constituer le passage obligé du photographe, fût-il artiste-photographe plutôt que photoreporter. Et en cela, cette pratique est (paradoxalement) plus photographique encore que celle d’un opérateur muni de ces précieux instruments, car elle ne se préoccupe que des fondamentaux primaires de la photographie : la surface sensible et la lumière.
Pour qu’il y ait photographie, il faut et il suffit que cette surface soit atteinte par la lumière, et que l’on puisse en traiter les effets pour faire surgir une image permanente. Tel est le régime sur lequel fonctionne la Photographie depuis son invention. Et les images de Pierre Savatier ne s’appuient que sur ce dispositif dont la primarité cache l’efficacité ; mais les effets obtenus ne sont plus ceux que nous attendons, par pure habitude, de tout ce qui nous est présenté comme « photographie ». Le regard éduqué, impatient d’y retrouver ses marques, s’y trouve piégé. Plutôt que de se situer dans la reconnaissance d’un objet déjà vu, dont on connaît tous les contours dans la lumière du jour, la transaction du regardeur avec la photographie se dissout dans une énigme, un vacillement de sa vision dans l’incertitude.
L’image me propose un objet engendré par la lumière, j’en ai l’assurance puisque je suis devant une photographie ; mais je ne peux le nommer d’emblée dans son unité. Si je le détaille partie par partie, j’induis un doute sur la cohérence de l’ensemble. Je ne suis plus devant une fenêtre qui me présente une sélection minime et rationnelle du monde, équivalente à ce que je pourrais observer oculairement. Ces photographies sont d’abord des invites à m’interroger sur la nature de ce qu’elles présentent à mes yeux ; elles font obstacle à l’entendement visuel jusqu’à me convaincre que, destinées à la perception oculaire, elles n’ont paradoxalement qu’un rapport d’esquive avec la vision.

Des êtres de surface

Les photographies ne sont que des surfaces, mais des surfaces dotées, par préparation, de propriétés exceptionnelles. Celles-ci varient du reste avec les matériaux qui les constituent, les produits chimiques avec lesquels on les traite, la qualité de la lumière qui les atteint. Et notre œil est capable d’y voir des différences et des subtilités qui l’interrogent plus encore. Tout se passe en fait dans une épaisseur infime, dans l’inframince de la couche sensible, dont nous savons finalement peu de chose, sinon qu’elle est conçue spécifiquement pour produire certains effets. Il revient au photographe de pré-voir, d’expérimenter, d’ajuster le traitement, et d’accueillir aussi l’imprévu.
Nommer la surface comme le lieu exclusif du développement de l’image, c’est déjà induire une forme d’exception dans notre espace de vision. Ce qui nous préoccupe en tant qu’êtres de vision et de perception, c’est l’espace tridimensionnel dans lequel les surfaces, planes et lisses, constituent des exceptions auxquelles nous attachons grand prix et grand pouvoir. Ces surfaces n’ont rien de naturel, elles sont des artifices créés par l’homme pour accéder – du moins le croit-il – à une forme de connaissance. Les miroirs et les peintures en assurèrent l’autorité, avant que les photographies et les écrans n’en prennent le relais. Pierre Savatier s’évertue à établir le contact entre des objets-surfaces qu’il a choisis pour leurs qualités de surface, et des surfaces sensibles qu’il a sélectionnées. Mais dans l’inframince, la notion de contact s’élude, on ne peut s’attendre qu’à la proximité. Et pour la lumière qu’il faut conduire vers la surface sensible, il y a toujours une distance à parcourir. Elle s’y mesure à l’aune d’une longueur d’onde, et c’est toujours beaucoup moins qu’on ne l’imagine. Avec sa vitesse transcendantale, la lumière s’y faufile et gamberge, s’ébroue, diffracte, réfracte, interfère. Par la mise en contact, l’objet modifie son identité : le tissu oublie sa couleur locale, perd le fil de sa trame par endroits, tord sa géométrie naturelle. Et les trajets aléatoires de la lumière recréent des volumes monstrueux qui semblent dilater la surface, là où n’existe en fait qu’une ondulation inframince. Les Cercles à broder, Foulards indiens et Foulards flash livrent ces interstices minimes en pâture à la lumière.

La photographie est mesure de la lumière

Les photographies de Pierre Savatier sont produites par la lumière, cela va de soi, mais cette lumière n’est pas, comme à l’accoutumée, celle qui émane de l’objet photographié. C’est une lumière imprévue, qui n’est pas attachée à l’objet, qui n’est pas encore là quand le contact est établi entre la surface sensible et le tissu, la goutte d’eau ou les fils enchevêtrés. L’incidence de la lumière est différée, et, dans ce laps de temps, elle est travaillée, pensée, combinée, « réfléchie » par le photographe soucieux d’en manipuler l’impact. L’image se constitue non dans le clic-clac sonore d’un bref passage de la lumière, mais, au contraire, dans la domination de la source lumineuse, de son intensité, de sa localisation, de sa distance à la surface, de sa direction, de son mouvement, de sa couleur. Autrement dit, tous les paramètres physiques de la lumière sont pris en compte, à l’usage exclusif cependant de l’opérateur, qui joue en quelque sorte les rôles conjoints de la lentille, de l’obturateur, du diaphragme – et du metteur en scène et de l’éclairagiste. Puisqu’il s’est d’entrée de jeu substitué au dispositif instrumental habituel, il lui faut régler le trajet de la lumière, d’autant qu’il lui a donné mission de traverser l’objet, ou d’interférer avec lui. Le tissu, la goutte d’eau, la bille, les fils, sont des obstacles auxquels la lumière se heurte, à l’échelle infinitésimale qui est la sienne, sur lesquels elle rebondit, se modifie, s’émiette, se recombine, s’intensifie ou s’épuise.
Le photographe ne saurait en contrôler instantanément tous les effets, ni les prévoir intégralement, mais il agit dans la certitude que la surface sensible possède une science des intensités lumineuses et des longueurs d’onde, avec une précision qui dépasse l’entendement.
La surface sensible quantifie, elle est mesure de tous les paramètres qu’elle sait intégrer. Mais elle ne connaît rien de l’objet lui-même, elle n’a accès qu’à de la lumière, des lumières variées, éparses, hétérogènes. Elle ne peut faire image de l’objet – et c’est bien ce qui nous trouble –, seulement de tous les « événements-lumière » dont cet objet est passible. C’est à Pierre Savatier qu’il revient d’imaginer, non cet objet qui ne tient qu’un rôle d’accessoire, mais la nature, la position et le maniement des sources lumineuses, lesquelles sont les véritables « sujets » de ses photographies : ampoule placée au-dessus d’une ville sur la carte routière, ampoules colorées successivement animées d’un mouvement circulaire au-dessus d’une étoffe, ampoule bulbe posée au milieu d’un champ de billes, ampoules scandant le rythme d’un tissu écossais tout en annulant ses couleurs. Là où l’on croit voir un carré de foulard, on perçoit en fait l’accumulation de « prises » de lumière qui, pour une fois, ne sont pas des prises de vue. Mais ce sont bien des photographies, accumulations de photons de provenances diverses, arrivés là successivement, après s’être frottés à quelque fibre, substance transparente, liquide, verre. Rien de cette physique de particules n’échappe à la surface, attentive à ces froissements que nous ne percevons et n’imaginons même pas. Elle enregistre des résidus de lumière, les restes des micro-catastrophes que sont les traversées d’un coupon cachemire ou d’une goutte d’eau.

 

L’image est un jeu d’ombres

Par principe, le photogramme est, dans sa forme primaire, une image négative. L’objet placé sur la surface sensible préserve celle-ci de l’atteinte de la lumière, il apparaît en clair sur fond sombre alors qu’à l’origine il est en contraste avec le blanc du papier. Mais le photogramme est une image soumise au regard d’un observateur, et là, il faut compter avec deux effets visuels et perceptifs : d’une part, lorsque l’objet est blanc (comme les dentelles et tarlatanes que William Henry Fox Talbot reproduit dans les années 1840), le photogramme a l’allure d’une image positive, corps blanc sur fond sombre (ce qui est négatif est « vu comme » positif) ; d’autre part, l’inversion des valeurs par le négatif ne rend pas méconnaissable le référent d’origine : un motif arlequin reste un motif arlequin, les volutes d’un cachemire n’en paraissent pas moins authentiques, un moirage fonctionne tout aussi bien. L’inversion du noir et blanc est souvent peu gênante, elle n’est qu’un élément d’incertitude exploité par le photographe. Et la difficulté de perception, qui pourrait dominer lorsque Pierre Savatier aborde le traitement de la couleur, est contournée par l’usage d’un Cibachrome en guise de surface sensible.
Toute la subtilité se joue donc dans la capacité d’interprétation visuelle de ce que nous percevons sur la surface. L’image photographique, qu’elle soit photogramme ou autre, n’est en rien un équivalent de la vision ; elle ne vaut que par le décalage qu’elle entretient avec la perception oculaire des êtres biologiques et temporels que nous sommes. C’est parce que nous savons que nous voyons une image et non une réalité oculaire que nous y prêtons une attention particulière, que nous la regardons comme une œuvre intentionnelle – clairement produite à notre intention –, soumise à nos interrogations et à nos insuffisances de compréhension, inscrite dans nos désirs de découverte, de surprise, de décryptage de l’inconnu. Nous avons besoin pour aborder l’image photographique en général d’outils perceptifs et mentaux, que nous appuyons sur des connaissances et des percepts antérieurs, des acquis de savoir et de déjà-vu. A fortiori quand il s’agit des œuvres de Pierre Savatier, qui nous confrontent à des énigmes : un matériau insolite, peu commun dans la photographie, identifiable partiellement grâce à quelques indices (ou au titre qui est accolé), mais suscitant toujours un questionnement mental. S’agit-il bien de cela (que je crois voir) ; comment est-ce réalisé ; y a-t-il un artifice extra-photographique ? Ces pièces nous mettent sous les yeux les décalages multiples entre ce que nous savons de l’objectivité photographique dans sa pratique classique, ce que nous projetons de notre savoir sur des objets plus ou moins identifiés (foulards, tissus divers), ce que nous anticipons comme devant résulter d’une opération photographique laissée dans l’indéfinition et… ce que nous voyons en image, en présence, offert au regard dans une durée illimitée.
Le premier écueil se situe sans doute dans l’attente mentale à l’égard de tout ce qui est identifié comme photographie, tandis que les œuvres de Pierre Savatier en déjouent le pronostic ; le régime analogique et mimétique de la photographie n’est pas en phase avec le photogramme dans sa version originelle, et surtout avec le photogramme tel qu’il le pratique. S’y connecte en effet l’âpre enjeu de la temporalité photographique, qui peut être dans le cas présent la durée fluctuante nécessaire au maniement des ampoules, le suivi d’un programme préétabli, ou encore le tâtonnement lié à la quête des effets espérés. Pourtant le regardeur, qui associe d’instinct la photographie à la vitesse, à l’instantanéité, à la fulgurance immédiate d’une idée, ne peut en l’occurrence rien restituer de la durée réelle de la « mise en vue » de tel ou tel photogramme, annulée par le cumul de toutes les lumières incidentes. Et c’est pourtant cette durée-zéro « conceptuelle » de l’image qui nous tient en attente de sa restitution mentale, pour le plaisir esthétique des « êtres de durée » (de la longue durée) que nous sommes.
Il en résulte aussi que, devant l’image, nous identifiant comme regardeur d’une photographie, nous croyons voir surgir devant nous, en vis-à-vis « photographique », des lumières placées derrière l’objet photographié, comme si celui-ci était perçu en transparence. Nous serions alors dans son ombre, avec l’éclairage en pleine face, et pourtant c’est bien la surface sensible qui a retenu cette ombre.
Plus encore : nous regardons l’image des deux yeux, ce qui nous oblige à y rechercher, au-delà de la réduction plane de tous les reliefs, une sensation d’espace, à recréer celui-ci à partir de ce que nous voyons, pour l’usage des « voyants d’espace » que nous sommes aussi. Nous ne pouvons nous départir de ce présupposé qui intente à toute image plane – et particulièrement à une photographie – d’être une représentation d’espace tridimensionnel que nous cherchons à rétablir par le regard. Nous cherchons des indices d’espace – mais des indices photographiques – tels que le flou localisé provoqué par les variations de distance à l’objectif (flou de premier plan ou d’arrière-plan). Pourtant, un tel signal (dans les Cercles à broder, ou les Foulards indiens) fait obstacle à l’identification immédiate de l’objet représenté (comme le ferait la touche épaisse, la pâte excessive d’une peinture). C’est aussi l’ombre des volumes, rapportée à l’éclairage solaire habituel, qui nous fait voir des formes naturelles dans une photographie, et désigner toutes sortes d’objets et leurs positions dans l’espace. C’est par là que les séries récentes de Pierre Savatier piègent l’œil de la manière la plus subtile ; en fait, elles combinent l’ombre et le flou, l’inversion négative du noir et blanc et l’éclairage rasant de la surface sur laquelle sont déposés des objets (presque) plats. De telle sorte que nous ne savons plus ce que nous percevons, qui pourtant nous est rappelé avec quelque cruauté par le titre. Dans Fil et perles ou dans Echeveaux, nous détectons, de fait, des fils blancs et des fils sombres, qui se dissolvent par endroits, et des flammèches qui se combinent apparemment à des dépôts de suie, comme si la photographie avait été le lieu d’une combustion. Il faut s’y reprendre à deux fois pour comprendre que, les fils étant transparents, les traces blanches en sont les ombres, tandis que les traces noires concentrent la lumière latérale au contact de la surface, comme le font les minuscules perles de verre dont la fine ombre (blanche !) s’étale en fuseau. Quant au flou, il est l’effet de distances infinitésimales que nous ne pouvons évaluer en l’absence de données sur la localisation de la source lumineuse, absence qui nous fait perdre tous nos repères solaires habituels. Les Billes et les Gouttes d’eau nous font « perdre vue » plus encore, lorsque aucun indice descriptible ne nous permet de rattacher ce que nous voyons à ce qui est nommé. Reste une vague impression de sol lunaire, de ciel étoilé, d’explosion galactique, ici particulièrement propres, soignés, et organisés.

Fantasme d’enfance

Le monde est trop vaste et trop diversifié pour être saisi par des yeux humains. Il dépasse de beaucoup notre échelle. Les images sont supposées nous en fournir des réductions simplifiées, organisées pour notre entendement, construites à l’échelle de ce que nous savons y détecter par l’exercice du regard. Mais les images photographiques ont ceci de particulier qu’elles reproduisent quantité de détails infimes et qu’elles élaborent tout un microcosmos, en copie parfaite pouvant tenir dans la main.
Chacun se souvient de sa fascination d’enfant pour les images énigmatiques, cryptées, qui telles des cartes de pirate conduisent à un trésor hypothétique mais plausible. Comme ces vignettes dont la surface doit être regardée latéralement pour y déchiffrer le nom ou le message inscrits dans un réseau de fines lignes parallèles. Ou celles qui cachent l’âne du meunier, tête-bêche, dans les feuillages de l’arbre. On aime que le monde rêvé surgisse de la transparence d’un filigrane, d’un éclairage rasant qui révèle des indices, de la lumière d’une lampe de poche au travers d’un voile, du quadrillage ou du moirage d’une belle étoffe. La chambre intérieure de chacun, celle du fantasme, est animée d’un théâtre d’ombres qui se projette sur du papier peint. Et il y a toujours quelque chose à démêler dans le tissage confus des surfaces et de la lumière que l’on explore du regard pour y trouver Dieu sait quel autre trésor !

13/03/08